Dans une période de creux, j’ai commencé un puzzle. Ce cadeau, un bateau, n’avait pas amusé l’enfant.
Pour oublier son vague à l’âme, on peut faire diversion avec du ménage ou du jardinage, je me suis attaquée à un puzzle difficile : 1000 pièces de bleus et de blancs.
J’ai commencé à sélectionner les morceaux à bords droits pour construire le cadre de 70 cm par 50 cm. Le tour terminé, j’ai réalisé l’ampleur du travail : remplir un rectangle vide, un trou béant. Est-ce que je n’avais pas vu trop grand ? Est-ce que j’aurai le courage d’aller jusqu’au bout ? Je n’allais pas reculer maintenant.
J’ai trié les autres morceaux par nuances en mettant de côté les pièces aux dessins particuliers que j’ai, en priorité, entrepris d’assembler. Rien de plus facile ! Puis le jeu, c’est la règle, se compliqua : des pièces bleu ciel se retrouvèrent dans le tas des bleus outremer, des pièces de formes identiques usurpèrent leurs places, d’autres se révélèrent être sous la table ou accrochées à mon pull. Je mis en doute l’existence de certains morceaux avant d’avoir recours, en désespoir de cause, à l’épreuve longue et fastidieuse des essais systématiques pour découvrir, à la fin, qu’ils n’avaient simplement pas la couleur attendue. Mais d’une façon ou d’une autre, le puzzle avançait.
En dépit du fait qu’on possède une foule de chaussettes dépareillées et que l’on a, dans ses connaissances, des adultes pas tout jeunes qui cherchent toujours l’âme sœur, savoir qu’à chaque place correspond un objet soulage à l’instar de ces expressions rabattues : « trouver chaussures à son pied », « à chaque pot son couvercle », etc.
Quand j’eus réussi à placer environ un tiers des pièces, le puzzle progressa à un rythme plus soutenu. Il faut dire que la dépendance s’accroît au fur et à mesure qu’on progresse, qu’on se hâte chaque jour davantage de se remettre à la tâche et que le nombre de probabilités diminuant avec le nombre de pièces, le remplissage s’accélère.
L’excitation grandit quand les derniers morceaux se détachent les uns des autres au fond de la boîte. Tout semble sous contrôle même si, jusqu’à la dernière minute, on s’inquiète encore qu’aucune pièce ne semble correspondre à telle découpe. Mais quand, comme par magie, on la trouve enfin, c’est un réel soulagement. Une belle satisfaction !
Pour occuper un passage à vide, j’avais eu l’idée de faire un puzzle mais l’effet calmant n’avait pas duré très longtemps. Je me suis tellement acharnée qu’en huit jours à temps plein le puzzle était terminé.
La réalisation d’un puzzle se rapproche de la construction d’un texte. Une appréhension au départ - un sentiment de plénitude au milieu - une appréhension à la fin.
« Et après ? » Au plein, succède alors la question du vide qui vient.
Un puzzle est d’autant plus difficile à défaire qu’il a été difficile à faire.
Compatissants, les amis tiennent à se mettre à ma place. Une telle quantité de travail ne peut pas se réduire en un rien de temps. Il faut le garder ! Même ceux qui ne s’arrêtent pas à l’image me conseillent de le coller. Pour l’exposer ? Vous rigolez !
Et puis, je ne veux pas commettre un acte irréversible, ce n’est pas du jeu !
Mais il me semble prématuré de le remballer maintenant. Je ne veux pas me brusquer. Plutôt le laisser tel quel le temps de le regarder, d’oublier le travail qu’il m’a donné, le temps qu’il prenne la poussière, qu’il devienne trop embarrassant, alors je pourrai sûrement le détruire plus facilement.
Je regrette de ne pas avoir photographié le puzzle au fur et à mesure de sa progression pour garder le souvenir de son élaboration : revoir les pièces s’ajuster, le sujet prendre forme, le bleu s’étendre pour rejoindre les bords du cadre. C’était beau et j’aurais pu partager mon plaisir tout en montrant que faire n’est jamais qu’un simple passe-temps. Je sors de ma période creuse, j’ai trouvé ma compensation. Retour à la création.
Cependant, il n’est pas trop tard pour conserver des traces du puzzle en train de se défaire… Un puzzle en train de se défaire ne ressemble-t-il pas à un puzzle en train de se faire ?
Finalement, pas tant que ça…
Mais par quel bout commencer ? Commencer par faire un trou ? Pièce par pièce, c’est long et fatiguant. Arracher des morceaux, c’est désespérant. Je le retourne pour le défaire côté carton, à l’envers. Retour aux origines, aux arbres, à la matière. Je le roule, le plie et le replie. Terre asséchée, lambeaux d’écorce, peau, le puzzle se fend, se craquelle et s’effrite. Quelques morceaux tombent mais la plupart restent bien accrochés. Soudés tous ensemble, ils forment une toile plus résistante que je ne l’aurais imaginé.
Le tout, maintenant, est qu’il rentre dans la boîte.
Entre fait et défait, j’ai trouvé un compromis. Pourtant, si un jour je veux rejouer le jeu, il faudra bien me confronter au détachement morceau par morceau.
Mais recommençons-nous jamais un puzzle de 1000 pièces avec 70 % de ciel et d’eau ?